Daniel Payot, Les paradoxes créatifs de la série, 2018

LES PARADOXES CREATIFS DE LA SERIE
Texte publié dans Contemplation catalogue édité par la Galerie WithOutArt à Strasbourg à l’occasion de l’exposition éponyme de Philippe Lepeut, 14 juin-31 juillet 2018.

Philippe Lepeut aime organiser son travail par séries.
Sous un titre englobant – ici « Contemplation » –, chacune de ses expositions en propose plusieurs – sept séries ici, conçues entre 1991 et 2018.
La fréquence de ces choix justifie peut-être l’hypothèse selon laquelle ce mode de conception, de création et de présentation n’est pas seulement pour lui une option « formelle », exclusivement « esthétique », une modalité parmi d’autres de l’agencement des œuvres, mais qu’il correspond aux orientations essentielles de sa poétique même. Si la Diotima du Banquet de Platon donnait pour définition de la poiésis « tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit », on pourrait dire que chez Philippe Lepeut, le « passage du non-être vers l’être » n’est le plus souvent pas un événement unique, l’irruption d’une individualité isolée, mais l’apparaître d’une pluralité, groupe ou ensemble coordonné d’éléments ou d’étapes, juxtapositions ou successions.
La notion de « série », cependant, ne se réduit pas à l’indication de la pluralité. Elle est beaucoup plus complexe que cela, et cette complexité est sans doute la raison de ses usages artistiques, particulièrement chez Philippe Lepeut. En un certain sens, une série est l’instauration d’une cohérence, d’une continuité, d’une tonalité homogène : des objets, des œuvres différentes se trouvent assemblés, réunis sous un même titre, dans une même domiciliation spatiale, en une même séquence temporelle. Mais on ne pourrait parler de « série » si ces objets différents étaient totalement absorbés dans une nouvelle identité, fondus dans une substance uniforme résultant de leur dissolution. Pour qu’il y ait « série », il faut que la cohérence de l’ensemble n’élimine pas la particularité de chacun, il faut que les singularités, dans le processus du « passage vers l’être », résistent à leur absorption dans le tout et qu’une place ou un laps soit laissé à chacun, dans lequel s’exprime aussi son irréductible individualité.
En ce sens une série est toujours caractérisée par une certaine tension, une dialectique plus ou moins polémique, plus ou moins conciliante, entre homogénéité et singularité, entre unité et différence. Elle organise un champ repérable mais intrinsèquement instable entre la pure dispersion et l’uniformité absolue. Elle procède par répétitions, mais ne se contente pas de répéter à l’identique. L’une de ses modalités pourrait être, pour emprunter un terme musical, la variation. Elle est à l’œuvre par exemple dans la série d’aquarelles intitulée « Images », dans laquelle on constate simultanément une structuration constante et des formes et couleurs changeantes. Leurs changements ne débordent ni n’altèrent le cadre dans lequel elles prennent place, mais elles le déclinent de multiples façons. Dans la série intitulée « Oculus », on trouve un même équilibre entre la répétition d’une mise en page circulaire et, à l’intérieur de chacune, des images différentes de nuages.
Mais Philippe Lepeut ne voit pas dans la série la seule possibilité de la variation. Il la traite surtout comme un « milieu » permettant aux êtres singuliers qui l’habitent de proliférer et de se faire connaître. La série n’est pas pour lui collection, mais condition d’émergence. Le regard qui la parcourt y remarque d’abord des différences qu’il ne percevrait pas s’il rencontrait chaque objet séparément ; ici, parce que chacun est inclus dans une présentation continue et relativement homogène, ce sont les écarts, les errements, les divergences qui sautent aux yeux.
Ce constat pourrait conduire à la pensée d’une effectivité différenciante, spécifiante de la série, et peut-être cette pensée est-elle particulièrement présente dans le travail artistique de Philippe Lepeut. L’idée serait ici que pour apparaître, pour effectuer son « passage du non-être vers l’être », chaque œuvre doit d’abord être déposée, immergée dans ce « milieu » que constitue la série, à concevoir alors comme un élément commun, général et générique, un ordre, une syntaxe préalable. Peut-être est-ce le sens du titre que Philippe Lepeut a donné à l’une de ses séries, titre qui associe « baptême » – immersion, bain dans l’élément liquide qu’offre la disposition sérielle en tant que condition de possibilité – et « phôtismos » – qui en grec signifie l’éclairage et que l’on pourrait traduire ici, en écho au premier mot du titre, « naissance à la lumière », « venue au jour ».
Ainsi comprise, la série n’est pas seulement une manière de disposer des objets et des œuvres qui auraient déjà par eux-mêmes une existence lumineuse, elle est une condition de la présentation, de la venue en présence, elle est elle-même poiésis. Par elle, la création artistique ébauche une syntaxe continue qui est comme le milieu liquide d’où naîtront les singularités, un peu comme la photographie analogique se révélait depuis son bain chimique. Le geste artistique de Philippe Lepeut rejoint ici celui, littéraire, de Francis Ponge, qui voulait instaurer un « milieu » poétique dans lequel les choses, dans leur individualité sensible, puissent enfin prendre la parole.
Telle qu’elle est mise en jeu par l’artiste, la série, loin de dissoudre les singularités, est alors au contraire la condition de leur apparaître. Chaque individu émerge d’un ensemble, dont il a reçu sa mise au jour, son éclairage : phôtismos ; il doit à son immersion dans la série d’être visible, éclairé, mis en lumière. Il naît alors à lui-même en tant qu’individu : non pas numéro dans une succession neutre, impersonnelle, dans un tout seul valable, mais nom propre, personnalité, singularité : baptême.
Bien entendu, dans la langue que lui donne la série, chaque individualité tente aussitôt de dire autre chose que ce que la série, dans sa fonction uniformisante, pourrait induire – et cette désobéissance, cette déviance est tout aussi essentielle à l’usage artistique de la série que ce qu’elle signifie en termes de donation de nom et de langue.
On le voit bien, par exemple, dans celles que Philippe Lepeut a intitulées « Dystopie » et « M for Make » : la série permet aussi des modes d’intervention hétérogènes. Plutôt que d’imposer autoritairement une logique prédéterminée, elle laisse place à l’accident, à des formes d’indifférenciation. Au moment même où elle génère l’apparition de singularités, elle se plaît à manifester, par jeu ou par souci de vérité, une potentialité d’équivoque, de brouillage des pistes (entre le vrai et le faux, le volontaire et l’involontaire, la ressemblance et la dissemblance). En même temps que la poiésis, la série invite la mimésis : non pas au sens de l’imitation des apparences, mais au sens d’une répétition qui déplace, d’une semblance qui produit l’équivoque, d’une proximité qui introduit de l’écart et de la distance, au sens du masque, de la lettre volée dissimulée dans l’évidence, de l’infime différence qui fait basculer la signification de ce qui se trouve ainsi mimé, ironisé, reflété, réfléchi – et simultanément détourné, renversé, maquillé, grimé, rendu à la fois parfaitement reconnaissable et complètement irréductible à l’identité qu’on en connaît. Avec le baptême naît alors le trouble, l’insertion d’une altérité dans la proximité du familier. La répétition qui devrait dire le même fait revenir un même altéré : de très peu parfois, mais suffisamment pour que son identité devienne question, inquiétude. Mais cela n’est-il pas plus « vrai » que tout phantasme d’identité absolue, de nom univoque, d’individualité autarcique ? N’est-pas aussi en cela que l’art nous parle de nous tous et de chacun de nous, qui ne « passons vers l’être » que dans la relation, qui ne devenons nous-mêmes que par les rencontres que nous faisons avec d’autres, nous dont l’identité est tissée de tant de fils offerts par tant de donateurs hétérogènes ?
La série instaure un ordre. Elle ne l’instaure pas parce que l’ordre seul serait légitime, mais au contraire parce que le singulier, l’accident, le défaut, l’aberration ne sont vraiment décelables, mis en valeur, éclairés que quand ils sont placés dans un ensemble. Peut-être est-ce là l’origine de l’intérêt que Philippe Lepeut porte aux sciences. Car la création artistique pourrait bien inquiéter, voire déplacer un peu le fameux adage d’Aristote selon lequel « il n’y a pas de science du particulier ; il n’y a de science que du général ». Philippe Lepeut lui répondrait en somme : les sciences sont aussi de merveilleux et efficaces observatoires des phénomènes particuliers. Elles suggèrent que le particulier n’est insignifiant que tant que l’on ne dispose pas, pour le voir et le comprendre, d’une grille de lecture, d’un appareil de vision et d’intelligibilité. Une théorie scientifique est un tel appareil ; toutes proportions gardées, la série, en art, peut être comprise comme une esquisse, une ébauche de théorie, certes non formulée comme telle, non conceptualisée, mais dotée cependant d’un mode d’efficacité, celui d’un « donner à voir » et d’un « donner à comprendre » spécifiques : la série est, elle aussi, « appareil » en ce sens, à la fois cognitif et sensible.
Regardons les œuvres exposées par Philippe Lepeut avec l’attention à laquelle elles nous invitent. Parce qu’elles émergent du bain de la série, elles nous font signe avec la richesse et l’infinité de sens que suggère toute naissance : leur « passage du non-être vers l’être » s’effectue par une immersion qui pourrait signifier pour chacune dissolution, et qui au contraire leur accorde un nom, leur donne la parole. Dotée d’une langue, chacune commence à raconter aussitôt des histoires de ressemblance et de dissemblance, des histoires de cohérence et d’accident, de continuité et d’interruption, de logique et d’aberration : des histoires de vie.