Claire Guezengar, Deux ou trois choses que je sais de lui, 2011

Deux ou trois choses que je sais de lui.
Ou
Abécédaire six pieds sous terre
Texte publié dans Road movies, écart production A016

Ailante, vers le haut
L’arbre qui monte au ciel eut souvent ses faveurs, sans doute, son tropisme des friches lui évoquait une certaine fraternité. L’arbre fut un complice séduisant, quoique à la longue, un peu envahissant.

Bricolage, en tous genres
Il fit toujours avec les moyens du bord, utilisa de vieilles structures vides, des graines abandonnées, boîtes d’épingles hors d’usage, morceaux de toile, caissons inutiles. Il s’activa avec ce qu’il avait sous la main et les pieds, regarda plutôt de biais, adula les obliques, conjugua avec le déjà-là et le presque rien. Il échafaudait sans cesse des théories en forme de cabanon.

Dandy, avec descendance
S’il n’avait engendré une aussi considérable descendance, on l’aurait volontiers qualifié de dandy. Un tantinet brummellien, il s’efforça de mettre en œuvre les adages du Prince des dandys pour faire de sa vie une œuvre d’art. Beau parleur, il devina que sa voix deviendrait un précieux outil et il s’en servit à des fins subtiles.

Entomologiste, high tech
Lépidoptériste émérite, il troqua la Marie-Louise contre le cibachrome. La miniature contre le blow up.

Feu, au lac
Que resta-il de ce qu’il détruisit un jour ? On raconte qu’il y mis le feu. On inventerait volontiers un mot, pour qualifier cette démarche. Auto-autodafé. Dans le fond, peu importe la méthode, restent les images, les rumeurs, les souvenirs et surtout les histoires à raconter, près de l’âtre : on dit qu’il s’exécuta en riant, qu’il versa des larmes sur ses fusains, qu’il utilisa une hâche de bûcheron pour dégrossir son affaire, qu’il cacha quelques dessins dans le cellier, qu’il remplit tant de sacs de déchets que le voisinage le regarda d’un air suspect quand ils le virent se diriger vers le lac.

Jardiner, sa culture
Prenant à rebours, le bon mot de l’auteur de Candide, il pensait qu’il valait mieux jardiner sa culture que cultiver son jardin. Ce qui dans le fond revenait exactement au même. Mais pour la forme, disait-il, pour la forme, c’était mieux ainsi. Il finit par installer son jardin dans sa bibliothèque, à moins, que ce ne soit l’inverse.

Mur, son image
Il aimait à dire que sans mur, point de peinture. Puis, il escamota la peinture, il troqua ses pinceaux contre des micros. Prétendit qu’il n’eut plus besoin de mur. Il fabriqua des images sonores, il badigeonna des champs de bruits, il empila des couches de sons. À force de cumuler les bourdonnements, les bruissements, les chuintements, les froissements, les frôlements, les claquements, les clapotis, les cliquetis, les gazouillis, les craquements, les déflagrations, les détonations, les fracas, les gémissements, les grésillements, les grincements, les hurlements, les murmures, les râles, les vociférations, il reconstruit son mur.
Le mur du son. Comme un empilement d’images.

Oculi, histoire de l’œil
D’aucuns rapportent avoir été gêné par l’intensité de son regard. Il avait constamment l’œil aux aguets et possédait cette curieuse faculté dont sont dotés quelques insectes : le pouvoir de regarder de loin et de près, en même temps. Tel un appareil d’optique sophistiqué, il pouvait, sans ciller l’œil, sans même un frémissement de rétine, aborder le monde en gros plan et en panoramique. Saisir un coléoptère sur la vitre d’un building.

Pirate, espèce de la plus belle
Des radios pirate au mythe de Robinson, il détourna consciencieusement tout ce qu’il avait sous la main pour construire un monde qui ressemblait parfois à une île. Il ne croyait pas vraiment au paradis, hélas, mais n’eut de cesse de penser au bonheur. L’utopie est un leurre, il le savait trop, mais ne s’interdisait point quelques rêveries flibustières.

Sol, sous le ciel
Il gardait les pieds sur terre bien qu’il eut souvent la tête dans les nuages.

Table, sa matière même
Il y posa parfois les coudes, souvent des objets : recueils de poésie, boussole, cartes, boîtes gigognes, manuel de survie… Comme des tables des matières désordonnées, ces agencements horizontaux chahutaient les genres et les catégories établies. Jamais on ne l’entendit prononcer à voix haute le mot autoportrait.

Vitesse, par le hublot
Il prenait son temps pour regarder pousser ses plantes et ses enfants, cependant il lui arrivait de considérer le monde en accéléré. Par la fenêtre d’un train, il a saisi au vol quelques images de paysage, maison, routes et poteaux, fragments de réel colorés.

X, sous les rayons exactement
Point de repère sur une carte, indice de l’interdiction aux mineurs, marque des rayons instigateurs, il affectionnait l’antépénultième vocable. Il se situait là quelque part entre l’énigme et le point désigné, entre l’inconnu du signe et son emplacement gravé. Vous êtes ici, là.

Wunderkammern, le cabinet des curieux
Chambres aux échos, galeries des cartes, cabinets de curiosités, caisses de résonances, il collectionnait les lieux de la pensée.

Zones, dans l’ombre
Il partit de l’ouest, bivouaqua en chemin, obliqua vers le sud pour regarder les nuages, il reprit la route, fit des étapes plus au nord, fit halte près d’une cascade mélodieuse, il s’établit quelque temps dans une ruine, considéra le silence, puis continua en direction de l’orient, il marcha encore longtemps convaincu que seule son ombre composait son plus fidèle compagnonnage, il semblait ignorer qu’il charriait derrière lui des bribes de récit, des sons étranges, rires d’enfants, morceaux de tôles froissées, ailes de papillons, fils électriques, instruments de mesure, restes de la fête, oripeaux écarlates…
Les traces de son curieux attelage laissèrent sur le sol une cartographie dont on a perdu la légende.

Claire Guezengar