Fabrice Hergot, poussés par le zéphyr, 1992
« Poussés par le zéphyr », texte de Fabrice Hergott
In catalogue « Agrégat, principe »
Académie de France à Rome, Villa Médicis, 1992
L ’air frais, forme gazeuse de l ’eau, s ’écoule entre les feuilles des arbres à quelques mètres du sol. L ’air, l ’eau, le souffle du vent et l ’écoulement des eaux sont les sujets des œuvres de Philippe Lepeut. Elles sont parvenues à s ’interposer entre la perception de l ’air et de l ’eau comme l ’aurait fait une toile de Monet devant l ’image d ’un pré en été. Mais chez lui, il n ’y a pas vraiment de toile ni de peinture. Les objets eux-mêmes sont réduits au plus fin : la surface d ’une feuille de papier, le dépôt progressif d ’un mélange de colorants et de résine produit par dessiccation. Il est vrai que l ’eau et l ’air n ’ont pas d ’images aussi fixes. Ils sont visibles dans la mesure où ils sont en contact avec d ’autres éléments solides ou opaques qui agissent sur eux comme des révélateurs. Certaines de ses œuvres récentes peuvent évoquer ces marbrures mouvantes et irisées de l ’essence dans les flaques d ’eau aux abords des stations services après la pluie. D ’autres, cette vision vertigineuse du ciel saturé d ’éblouissements. Ph. Lepeut se tient à la verticale entre le ciel et le sol, faisant jouer l ’eau qui va de l ’un à l ’autre sous forme de vapeur et de pluie.
Toute œuvre d ’art est là pour faire croire qu ’elle est la première, la première goutte visible dans un univers incandescent. Le primitivisme n ’est pas seulement un retour à l ’origine, mais sa re-création. Peindre les choses telles qu ’un enfant les voit au sortir du ventre de sa mère, c ’est ce que voulait Cézanne (je cite de mémoire). Un siècle plus tard et après toute l ’histoire de l ’art moderne, le pouvoir séparateur du regard de l ’artiste s ’étant développé, il peint (montre par des moyens intégrant la peinture ou issus d ’elle) ce que l ’enfant voit avant même que le monde ne lui apparaisse clairement. Peut-être voit-il ses larmes sur ses pupilles où se mêlent encore les restes de l ’eau maternelle qu ’il vient de quitter.
Au centre de Rome, l ’intérieur du Panthéon s ’inscrit dans une sphère parfaite. C ’est un œil gigantesque ouvert sur le ciel. On est d ’abord étonné par les proportions du lieu. Depuis deux mille ans, cette pupille sans cornée ni cristallin laisse passer la pluie et le rayon d ’un soleil tournant. Les soirs d ’orage, celle-là doit s ’écraser avec fracas sur le sol bombé de ce très vieux temple, repoussant le flux des visiteurs vers les bords et la sortie. Cet œil est aussi une oreille où se répercutent les étonnements des touristes et les commentaires de leurs guides. Les ouvriers qui restaurent une chapelle, quelques visiteurs blasés, fatigués de devoir lever la tête, préférant chercher sur les côtés le tableau susceptible d ’éclipser l ’effet de cette grande machine.
Ph. Lepeut appelle les siennes « agrégat ». Les cercles de résine qui sont fixés par des tiges de métal à vingt ou trente centimètres de la surface du dessin au crayon sont comme des lunettes ; elles servent sans doute à fixer le passage des nuages que le dessin ajouté à la photographie a immobilisés. Traité et retraité, un nuage ne perd rien de sa qualité vaporeuse ; il reste insaisissable. En cela, il est une image de la difficulté à fixer le réel. Un nuage plus encore qu ’un fruit, un animal ou une figure humaine ne peut être supprimé. S ’il s ’évapore, il renaîtra ailleurs en respectant scrupuleusement l ’affirmation de Lavoisier (rien ne se perd tout se transforme). Même quand il pleut, il ne peut disparaître. Bien au contraire en fondant, il s ’épaissit, s ’agglomère à d ’autres nuages qui viennent obscurcir le ciel. Dans l ’ombre du mouvement météorologique se dessine celui de l ’œil humain cherchant dans le vague une forme concrète qui perpétuellement s ’approche et se perd. L ’artiste possède une conscience vague (nuageuse) qui lui fait choisir de peindre (le terme est impropre) quelques nuages plutôt que tout autre sujet. Il mime une approche de son sujet avec ce léger vertige du promeneur étendu sur l ’herbe d ’un parc à contempler les nuages dans le brouhaha d ’un dimanche après-midi. Que les nuages se découvrent alors comme des animaux indomptés et indomptables n ’est plus qu ’un effet de l ’ivresse produite. L ’homme allongé oublie son corps et s ’oublie lui-même. Il respecte ainsi la tradition de l ’art moderne. Il n ’est plus que le nuage qui passe, l ’éblouissement qui lui fait plisser les yeux, et devient tout entier la sensation de ce qui se passe au-dessus de lui.
On aimerait pouvoir se servir de certaines œuvres pour mieux comprendre comment fonctionne le monde. Mais ce pouvoir d ’élucidation a-t-il seulement un sens ? Avoir par l ’intermédiaire d ’un tableau (sans limiter ce lot à la peinture) la révélation d ’une conscience accordée à l ’instant où le regard se porte sur lui. L ’eau, le ciel, les nuages, la fluidité universelle, le « tout coule » d ’Héraclite, l ’écoulement de l ’eau, la lecture du ciel appartiennent autant à l ’histoire générale qu ’à l ’histoire personnelle. Elle traverse la phylogenèse et l ’ontogenèse, l ’histoire de l ’espèce et celle de l ’individu.
Les fluctuations du temps, ou leur perception, ont une importance comparable à la sexualité. Problème brûlant de l ’individu, vital pour l ’espèce, celle-ci est comme le double intérieur d ’une activité extérieure réglée sur le mouvement perpétuel des saisons. Un nuage qui passe n ’est-il pas aussi l ’image d ’une passante qu ’il est trop difficile d ’aborder, ou, plus généralement, le reflet de toute présence qui se répète presque à l ’identique d ’heure en heure, de jour en jour ou de saison en saison. Le coup de foudre, dans cette métaphore météorologique, y est aussi rare que ne le sont les grands orages sous nos latitudes. Seul un gant abandonné peut encore faire le lien.
Ph. Lepeut recherche le regard souverain et calme, que l ’on devrait garder devant une apparition. Comment se fait-il que le moindre objet se dégage de la lumière qui en plein jour l ’entoure ? Sans doute existe-t-il, pour lui, une analogie entre l ’apparition de la vie et l ’élaboration artistique. Son sujet peut aussi être vu dans l ’autre sens. Non pas comme le dépôt d ’une réalité issue d ’un monde troublé que l ’art que l ’art seul permet d ’élucider, mais l ’apparition d ’un au-delà, qui, à l ’endroit marqué par l ’œuvre d ’art, émergerait dans le monde commun. Ce serait la naissance d ’Aphrodite issue de ses œuvres comme de sous le ventre de quelque base secrète sous-marine, par un ponton dissimulé dans une caverne. La feuille de papier, le carré de résine, ou le rectangle préalablement dessiné sur le mur comme une éclaircie constituent cette aire arrimage.
Toutes les conditions moins une sont réunies pour qu ’apparaisse le corps féminin. Quand j ’écris ces deux derniers mots, c ’est plutôt une abstraction, une plaisanterie de collégien. « Corps féminin » est le sobriquet d ’une réalité retardée, puisque ce n ’est pas la chose elle-même qui est représentée mais l ’imminence de son apparition. Des nuages qui se regroupent annoncent la pluie ou l ’orage. Pourquoi dans l ’orage, le tonnerre précède-t-il la pluie de quelques minutes, jusqu ’aux premières gouttes ? Un art de la météorologie, ou, mieux encore, un art de l ’attente qu ’elle produit puisque chacun de ces mouvements ou de ses attitudes répétitives est source de poésie. Le ciel est une réalité incontournable. Une certaine image de la volupté telle qu ’elle se présente au sortir du sommeil. Aphrodite naissante. Sortie de l ’onde, nue et éclatante, comme le soleil apparaît derrière un nuage, une ligne sur la blancheur du papier, que Ph. Lepeut humecte pour qu ’elle ne s ’efface pas, lui donnant ainsi une fondation liquide dans l ’élément insaisissable du visible naissant. Une légende rapporte qu ’Aphrodite serait née de l ’écume qui s ’est formée autour des organes sexuels d ’Ouranos jetés à la mer par Cronos. Novalis : « que notre corps soit un flot cultivé, cela ne fait aucun doute ».
Dans les œuvres de Ph. Lepeut ce qui est montré est ce qui est retenu, sans description supplémentaire. Le fugace devient le permanent. Le temps est suspendu dans sa matérialité. L ’eau est la manifestation de cet état le plus proche de son absence de substance. Ce qui est montré est la matière retenue dans sa fuite. Dans le cas des œuvres sur papier, le support participe encore à cet écoulement. Le bois papier flottant sur les rivières vers les usines ; la pâte liquide du bois broyé, sa dégradation, sa capacité à partir en fumée aussi rapidement que l ’eau qui s ’évapore. Cet écoulement de l ’eau sous sa forme liquide ou vaporeuse est retenu par une image disparaissante fixée sur un support que l ’humidité de l ’air dévorera petit à petit, un instant habité par la conscience matérielle du temps qui passe.
L ’eau est aussi la plus vieille métaphore du temps qui passe. Les rides les moins provisoires de l ’eau sont l ’effet du choc produit par un caillou. Incursion de l ’enfance revenant sur elle-même, de l ’eau dénaturé par son rajeunissement (l ’eau douce est-elle une forme adulte de l ’eau de mer ?). Sous toutes ses formes, le spectacle de l ’eau coïncide avec un état de complète oisiveté où le temps est suspendu, ou, pour l ’enfant en particulier, quand il paraît inépuisable. Regarder passer les nuages est un peu participer à la vanité du temps. Cette fluidité absolue aux différences répétitives. Les météorologues ont ce privilège de s ’occuper de ce qui est reconnu comme l ’activité la plus futile. Il est d ’ailleurs étrange comme la préoccupation la plus sérieuse rejoint la plus futile. Parler du temps, c ’est parler pour ne rien dire (le temps qui passe est pourtant le sujet le plus grave). Le thème classique de la jeune fille et la mort vaut un nuage passant devant un oculus. Qui est la jeune fille, qui est la mort ? La faux est la course des nuages dans le ciel. L ’usage qu ’en fait Ph. Lepeut ne fait pas l ’inventaire de ces possibilités. Il les effleure en leur donnant une forme qui dans sa mise en œuvre va en se refroidissant. Le jeu est de maintenir toutes les caractéristiques de l ’eau tout en la gelant. Les ronds dans l ’eau, ces pièces réalisées dans la résine (sang/eau des arbres) retiennent une chose qu ’il est impossible de maintenir, une activité qui est celle de l ’ennui par excellence. L ’eau participe à une sorte de décontraction volontaire, une manière d ’occuper le temps sans rien engager. Observer les nuages, se tourner les pouces ou regarder les mouches voler. En japonais, l ’expression consacrée est « se tenir près de la fenêtre », sous entendu : pour contempler le paysage et regarder passer les nuages. Les nuages aujourd ’hui sont moins regardés d ’en dessous qu ’au-dessus, depuis les cabines des avions qui avec les trains sont les dernières occasions d ’oisiveté. Ces volumes blancs ne plaisent plus que s ’ils ressemblent à des Magritte ou éventuellement à des Turner. Depuis la cuvette où se trouve Paris, le ciel est peu regardé. La blancheur changeante de la façade des immeubles est l ’indicateur du temps qu ’il fait. La pluie est une aide, elle permet de décider s ’il faut pour se déplacer prendre plutôt le bus ou le métro.
Alors, comment faire pour avoir un regard plus tranchant et ne pas se laisser emporter par le flot de ses pensées. Le flot constant de la pensée à peine plus contrôlable que le flot nocturne des rêves où le rythme est souvent plus entêtant que la forme. La musique est en effet plus forte que le sens qui n ’apparaît que de temps en temps, comme un poisson crevant la surface de l ’eau pour une respiration facultative. Le fond perçant parfois la forme, il est préférable de reconnaître que c ’est cette éclaircie, ce contact avec l ’air qu ’il faut privilégier. Dans l ’atelier de Rome, voyant ses photographies et ses tableaux, il m ’a semblé que nous vivions dans nos villes dans un monde semi aquatique, à quelques centaines de mètres sous une surface que matérialisaient les nuages. La coupole d ’une église est l ’image d ’une bulle d ’air, tout comme les résines de Ph. Lepeut.
Cette imperfection de la fluidité de la ville était une chance de clarté, de transparence et de légèreté. Il semblerait que la légèreté, une apparente légèreté, ait toujours été plus pure que la profondeur. Pour autant que ses moyens techniques le permettaient, ses premiers tableaux utilisaient la matière fluide de la peinture à l ’huile diluée. Un peu plus tard, ses « Nymphes » sont issues du mélange d ’eau et de colorants picturaux qui en se déposant produisent des formes aléatoires. Une sédimentation de ses flux, de ce qu ’elle a contenu et mêlé, est ensuite montrée par l ’artiste comme pour en dégager une règle. Toute son œuvre, associe l ’aléatoire de certains phénomènes physiques ou optiques et la recherche d ’un ordre inhérent aux apparences, comme s ’il se doutait que la profondeur était une caractéristique de la transparence.
Au terme de ces quelques pages, je constate que chaque idée, chaque ligne, paraît s ’étaler dès qu ’elle est exprimée comme le contenu d ’un verre d ’eau répandu sur une table. Cela coule. D ’abord hors de moi, puis des bords vers le sol, et disparaît. Une heure après avoir écrit la moindre ligne, je n ’en retrouve plus que quelques traces, mais j ’ai oublié ce que je voulais dire. Il est vrai que l ’ordinateur sur lequel j ’écris y est peut-être pour quelque chose : sa mémoire supplée à celle du préfacier. Deux touches enfoncées forment un mot. Le mot est sur l ’écran où l ’on ne voit plus ma main que dans les coquilles, en particulier certaines inversions dyslexiques dont le stylo est incapable. Elles font écho à ces cercles de résines qui déforment le cours des nuages immobiles jusqu ’à les retourner. Ce sont les points où le mouvement oscillatoire s ’arrête, suspendu un instant, puis repart dans l ’autre sens. Il est vrai qu ’il n ’y a pas de vent dans ces œuvres, ou plutôt si : le regard. La pensée qui paraît suivre naturellement le cours de l ’eau peut s ’insinuer partout. Elle n ’ouvre aucune porte, mais glisse dans la moindre ouverture et traverse silencieusement des domaines que la pensée corporelle laissait opaques. Est-ce l ’étendue du sujet, ou plutôt, la légèreté qui confine à la fluidité de l ’objet qui sert aussi de support ? Ces lignes naviguent sur l ’eau de son œuvre. Elles dessinent une des premières cartes d ’une œuvre qui est elle-même une carte accompagnée de ses instruments de lecture. Leur fonction serait alors de savoir ce qui dans un nuage et dans le ciel, est susceptible de se retourner, quel est l ’endroit décisif où tout mouvements, tout la vision se suspendent pour passer de l ’autre côté, entrer là où le ciel, l ’eau, ne sont qu ’un immense rideau, un peu théâtral dans les plis duquel le spectateur attentif découvre, avant qu ’il ne se lève, un monde plus étrange, plus mystérieux que celui de la pièce qui dans quelques minutes aura dissipé tout le charme de cette première et silencieuse représentation.