Germain Roesz, Aux pluriels de l’œuvre. Philippe Lepeut vies multiples, 2014
Texte publié dans le catalogue général des éditions écart production, 2015
Il est parce qu’il a été et qu’il conjoint les expériences.
Dans un temps où le parcours d’un artiste est souvent repérable dans une trajectoire linéaire, avec des signes identifiables, presque sécurisants, Philippe Lepeut, tout au contraire, emprunte des voix de traverse, fait un écart dont il faut mesurer les raisons.
Il a été peintre, il l’est encore, mais c’est un peintre qui installe c’est-à-dire qui met dans le lieu même où nous cheminons les lieux de ses réflexions, les objets de son sujet, les affres du contemporain et toute l’histoire de la peinture.
Il construit une scène non pas au sens d’un théâtre mais d’une scène qu’on arpente et où on rencontre le sens de la démarche même de l’artiste. Il est donc peintre-scénographe.
Il a été homme de radio, faiseur d’émission, de rencontres, il montre son intérêt pour le son, pour la mise en son, et son admiration et sa connaissance de Parenthoen, il est homme de la voix qu’il déploie tant et tant dans les expériences d’enregistrement, d’amplification.
Il est homme de la voix, du transport des sons. Il peint la question des rencontres. Cela s’appelle disponibilité.
Il a été passeur en fabriquant des objets concernant les artistes et la vidéo. Il a produit des œuvres d’une première importance en montrant parfois l’intégrale d’une production audiovisuelle, ou en en donnant le corps dans des performances où montage, captation, déclenchement sont les maîtres mots. Nous avons croisé ainsi des anthologies et des plongées signifiantes dans des parcours singuliers : Robert Cahen, Marcel Dinahet, Philippe Jacq, Francisco Ruiz de Infante, Ramona Poenaru, Jean-François Robic, etc.
Il a été photographe qui saisit le déplacement du paysage dans l’immobilité d’un train. Il photographie la scène de son ouvrage et rejoue le corps des memento mori.
Il pense ce qu’est une œuvre en la faisant, il fait du processus même l’œuvre du faire œuvre. Il le fait parce qu’il rassemble non pas toutes les expériences faites comme on a coutume de le dire d’un artiste, il le fait en complexifiant chaque expérience. Ce n’est donc pas un travail de mémoire, ni même d’exhumation, c’est toujours un lieu qui convoque des lieux, une voix qui interpelle des voix, un corps qui tranche dans l’allégorie du sens.
Que fait l’époque des artistes qui osent la pratique, la dimension théorique de leur pratique, la sortie de leur pratique et la rencontre des autres (comme art encore). Cette hétérogénéité pose souvent problème.
Construire. Partir du monde qui entoure. Comment regarder ? Comment comprendre ce que l’on prend ? Comment faire avec ce qui nous prend ?
Enregistrer. Etre à l’affut d’un son inespéré. Savoir ce que l’on cherche et trouver autre chose. Pourquoi faudrait-il justifier ce qui fonde un travail hétérogène ? Je veux m’expliquer sur ce terme que j’applique à Philipe Lepeut. C’est une ligne (comme avant nous disions un style) qui se reconnait dans le déploiement de matériaux différents, parfois divergents, dans des formes centrées, puis excentrées et croisée souvent. C’est une traversée de plusieurs paysages et de plusieurs médias.
Filmer, manipuler, travailler, rogner, ajuster, assembler, parler, questionner. Ces termes, et ces manières de faire ne distraient pas de la poïétique d’ensemble. Les sources de Philippe Lepeut sont multiples et rayonnent dans les outils, dans les territoires, dans les performances. Transmédier c’est retourner les outils, c’est en faire les objets du sens, c’est les mettre en connexion, en disjonction, c’est retrousser l’histoire, c’est signifier la mémoire comme une immédiateté.
L’objet de l’art de Philippe Lepeut n’est pas de représenter, n’est pas de faire une image, n’est pas de déclamer un texte, n’est pas de décorer une place, n’est pas de faire un édifice pour jouer, n’est pas d’enregistrer l’entièreté du monde, n’est pas de se tenir dans un seul rôle, n’est pas…
N’est pas non plus l’inverse.
L’objet est de former une œuvre dans les formes de toute œuvre. Je veux dire par là qu’il agit à partir de points d’intérêts forts, qu’il n’oublie pas, qu’il ne nie pas pour re-territorialiser un infini de la relation. Mettre en relation(s), construire une narration qui justement ne se fait pas sur le mode impératif, et encore moins didactique. Pour le prouver je vais citer simplement quelques œuvres, quelques pratiques qui lui sont propres.
Il se dit artiste intermédia. C’est-à-dire qu’il agit avec des médiums différents. Pour ouvrir l’entendement, pour connecter sur le monde aussi technologique. Lorsque Picasso fait la nature morte à la chaise cannée il est pour et dans son époque un artiste intermédia. Il le fait pour l’œuvre qui rend perceptible une autre facette du monde. Il condense, cristallise des données d’images, de représentations, de découpes, de collages, de peintures pour faire voir différemment. Pas ailleurs. Picasso, assurément, aurait utilisé le son, la vidéo, la photographie aujourd’hui. Mais encore il ne suffit pas de changer de matériaux, de matérialité, il faut également modifier le fondement même du sens.
Philippe Lepeut s’entoure d’objets, dans sa vie, de sa vie, de références multiples, complexes qui fondent la force de son travail. Dans lelacestlefeu, des néons, un crâne, la contraction d’une origine (d’une image de la fin, memento mori) et en faire une installation. Nous sommes debout, vivants et nous regardons en surplomb l’enchevêtrement des fils, de la lumière et du crâne blanc. Il fait pareil dans les photographies. Il nous montre que toute activité qui apparait dans le silence (si l’on peut dire) de l’atelier s’organise autour de territoires qui doivent aux outils eux-mêmes, puis qui doivent à l’imaginaire, puis qui se réorganisent à partir des résistances qu’implique l’artiste. Chaque photographie capte dans le même temps l’énergie mise à rompre le chaos et l’intention de construire, de reconstruire. Une photographie ce n’est plus seulement le constat d’un état, c’est ici bien davantage l’imbrication du corps, de la mémoire et de la volonté de l’artiste.
Cette œuvre opère par trouée. J’aime cette manière de conter comment il cherche les sons dans la nature : les pieds dans l’eau, couché dans l’herbe, dormir et finir cerné de vaches qu’il enregistre immédiatement. S’imposer le lieu et se faire chahuter par le lieu. Ce qui arrive, ce qu’on cherche et ce qu’on entrouvre. Une opération, en cours tout le temps, qui est celle de la vie même qui articule notre vie même, et qui la déplace. Si l’on comprend cette posture philosophique on peut alors être disponible aux trouées auxquelles je pense. Des ouvertures dans l’œuvre qui permettent un déplacement, un suspend, une attente, une provocation.
Dans Syneson (l’œuvre pour le marché de Neudorf à Strasbourg) les oiseaux (les vrais) et l’enregistrement des cris (les vrais) des oiseaux se combinent aux pas du marcheur, à celui qui regarde le sol et le ciel. A celui qui entrecroise ce qu’il sait déjà du monde avec le monde que lui propose l’artiste. J’appelle cela une disponibilité. Syneson d’ailleurs invente cette contraction du son et de l’accomplissement physique, synesthésique. Cette œuvre se situe aussi au cœur d’un marché deux fois par semaine. Elle fait ainsi corps avec les bruits même de la vie, elle nous rend ces bruits comme forme d’entendement du monde. Elle nous permet une réappropriation du réel. Nous aurons toujours à réexpliquer qu’une œuvre ne cherche pas à rivaliser avec le monde, mais qu’elle travaille à l’amplifier.
Dans Poème noir intitulé le sombre du jour* il écrit :
Les blingbling blingblingent
Les battants battent
Les perdants perdent
Les partants partent
Les mordants mordent
Les vivants vivent
Les couinants couinent
Les oscillants oscillent
Les brigands brigandent
Les hackeurs hackent
Les frimeurs friment
La tête ailleurs
Sur le cul
Je te chie
Les RH hachent
Les administrateurs sont ad sinistrum
Les chargés de comm sont ex communiés
Les directeurs sont ad rectum
Les professeurs sont pro-fèces
Il faut l’écrire, le hurler, le cracher justement pour sortir de la spécialisation, de celle de l’expert, de celui qui sait. Philippe Lepeut se souvient sûrement du manifeste sur l’antispécialisme de Christian Dotremont, dans la belle aventure de Cobra. Et peut-être bien qu’il cherche à renouer avec l’accord de l’ingénieur et de l’artiste, bauhaus et bauhaus imaginiste qui encore cherchent à sortir de l’atrophie et de la dessiccation du monde.
Il ne se résigne pas à la place assignée, il ne se contente pas d’un seul endroit pour dire.
Il faut alors parler de sa générosité, de cette mise à disposition de son savoir, de son imaginaire et de son temps pour enseigner, pour produire les films des artistes, pour en faire la promotion. Cette activité combat le chacun pour soi, l’égoïsme outrancier du capitalisme libéral. Voilà l’instance politique de cette œuvre.
Cette manière d’aller, de venir, il faut du temps pour la lire, il faut de la disponibilité. C’est cela même qui en fait la force. Si donc, quelqu’un croise un fragment de ce travail qu’il en considère la puissance, les échos, qu’il en cherche un autre, puis un autre, et qu’il les considère non pas comme un puzzle à assembler mais à chaque fois comme un monde à introspecter, comme un monde à apposer au monde, comme un monde qui fait monde, et donc qui ne fait pas vérité impérative.
Germain Roesz, juin 2014
* Il est reproduit ici quelques lignes du long poème Le sombre du jour, poème à dire à haute voix et dont une première lecture a été donné à la Chaufferie le 28 mars 2012 lors d’une soirée intitulée « Les poètes intrigants ».